
Exactement ce corps : les images contre l’oppression — par Kateryna Iakovlenko
Ce texte est paru sur e-flux en février 2023, une séance de rattrapage en français me semblait opportune, tant il déploie une pensée vibrante de la photographie en temps de guerre. En s'emparant du silence qui entoure les images de la guerre, l’auteure ukrainienne Kateryna Iakovlenko engage un récit très personnel pour combattre ce silence et donc le briser.
« J’essaye de laver l’odeur des morts d’Izium sur mon corps avec l’aide de chansons de Metallica et un litre d’une liqueur forte maison. Sans succès ». C’est ce que tweetait ma collègue, une journaliste ukrainienne, le 16 septembre 2022 après son enquête depuis la ville qui venait d’être libéré. Son message est apparu avec beaucoup d’autres du même ordre en septembre dernier. Ce mois-là, les Ukrainiens ont repris la ville d’Izium après une occupation de cinq mois par les forces russes, qui ont laissé des fosses communes dans leur sillage. Ce même jour — le 16 septembre — plusieurs collègues ont posté une photographie prise par Yurji Larin d’une main sérieusement décomposée, trouvée dans le plus grand de ces lieux de sépulture. Un bracelet jaune et bleu en caoutchouc accroché autour du poignet émacié de l’homme décédé. Quasi la moitié des personnes que je connais portent le même bracelet. Ma sœur, par exemple, s’en est acheté un pour elle-même et un pour sa fille. Pour beaucoup d’Ukrainiens, cette main de soldat est devenue un symbole rassembleur de toutes les communautés faisant l’expérience de la violence de la guerre. Rédacteurs, traducteurs, informaticiens et beaucoup d’autres ont tweeté un message qui s’est rapidement répandu autour du globe. Chaque post avait deux photographies : une de la main du tweeter portant un bracelet jaune et bleu, à côté de la photographie de la main du défunt soldat. « Cela pourrait être n’importe lequel d’entre nous » disait la plupart du temps la légende.
Le jour suivant, mon ami, un journaliste d’un grand média ukrainien, écrivait : « Aujourd’hui, je me suis réveillé à 3:48 et je ne pouvais pas me rendormir à cause de l’odeur des cadavres qui était partout. L’odeur n’est pas la même qu’à Kyiv. Des corps ont été retrouvés dans la région de Kyiv, mais les corps jonchaient le sol depuis six mois dans la région de Kharkiv. » Il y a plusieurs mois, au début de la guerre de haute intensité, elle avait écrit un texte sur l’exhumation de fosses communes dans la région de Kyiv — sur un lieu très proche de chez moi.
« Je ne sais pas comment tu vas parvenir à écrire sur les images de la guerre » m’a écrit un historien ukrainien spécialisé dans l’histoire du service public. Il est retourné en Ukraine au printemps 2022 après avoir enseigné à Washington. Il a décidé que son corps avait besoin d’être chez lui. Il voulait partager l’expérience et les sentiments de la guerre dans le temps et l’espace avec ses camarades. Il voulait s’engager ; il voulait agir. Il est né dans la région de Donetsk. La guerre y avait détruit la maison de ses parents, il y a presque neuf ans. Mais en février 2022, il sentit de la rage à un niveau qu’il n’avait jamais ressenti auparavant. Il rêve toujours de lancer une nouvelle institution éducative, à la fin de la guerre — quand, avec le temps et la distance, cela deviendra une autre période de l’histoire sur laquelle il pourra finalement faire des recherches.
Pour beaucoup d’Ukrainiens, les images de la guerre avec la Russie sont devenues plus que de simples photographies : chacune est une incarnation du savoir particulier que nous portons tous au fond de nous à présent. Du moins, je peux parler pour moi-même. Ces images de conflit demeurent horribles ; elles évoquent différents sentiments forts qui se manifestent telles des fourmis circulant sur ma peau, une crise de panique, la haine, ou un désir de quitter l’appartement et d’enfermer mon propre corps jusqu’à ce qu’il survive au chagrin que les photographies ont produites.
Je veux marquer mon corps comme « sensible » telles les photographies qui sont parfois triées par mot-clé sur internet. Je veux me fermer entièrement des autres points de vue, sympathique ou apathique. Au lieu de quoi, j’exécute l’action quasi-mécanique d’archiver la lutte continue contre l’oppression via les photographies que je trouve à ce sujet. Je ne réalise pas d’actions héroïques ; à la place, je garde mes yeux ouverts aux images de la guerre. Je veux voir à quoi l’oppression ressemble et qu’est-ce que les images peuvent faire contre elle. J’écris sur la guerre, pendant la guerre, comme, par exemple, mes collègues Bosniaques et Croates l’on fait dans les années 90.
Maintenant, l’histoire est en train de se créer et je dois être une part active de cette histoire, je veux m’en souvenir et la refléter.
Note 1 : Images et Action
Le médium numérique est créé par une structure de pouvoir qui collecte des informations et les distribue à des individus et à des communautés selon leurs intérêts et comportements. Par de tels mécanisme de régulation, les algorithmes rois vomissent de plus en plus d’images de mort et de tragédie, chaque post ressemblant de près au précédent post vu par l’utilisateur, ou même reproduisant les mêmes photographies de cruauté encore et encore. Ce cycle re-traumatise ceux directement affectés par ces histoires et fait taire ceux qui ont choisi de cacher les actualités perturbantes dans leur navigateur web et leurs réseaux sociaux. Le paramètre « contenu marqué comme sensible » sur les moteurs de recherches et les réseaux sociaux est devenu un outil essentiel pour cacher des images traumatisantes et éviter des souvenirs douloureux. Mais les problèmes sociaux et politiques sont aussi masqués par le consumérisme en ligne : la guerre devient une partie des relations commerciales numériques, comme l’argent qui est collectée en ligne pour des armes, et comme les plateformes de réseaux sociaux deviennent des outils de guerre. Par conséquent, il devient crucial de demander non seulement qui parle et soutient la conversation, mais aussi qu’est-il offert par le contenu que chacun de nous a soi-disant volontairement choisi. Comment les fils d’actualité en ligne et l’activité en ligne forment les pensées dans la vie réelle ? C’est un sujet aussi dense que peut l’être une forêt, et un texte ne peut pas éclairé toutes les caractéristiques des dilemmes contemporains posés par la guerre. Donc j’ai décidé de me concentrer sur les images « sensibles », ma mémoire, mon corps, et la guerre.
L’image que j’ai mentionnée plus haut est un exemple frappant de contenu sensible : la main d’un soldat tué trouvé dans une forêt d’Izium avec des traces de torture sur le corps. Certains de mes collègues ont demandé pourquoi d’autres repostaient la photographie de cette main coupée, disant qu’il était cruel d’en faire ainsi. Même avant la guerre actuelle, j’ai vu beaucoup de ce genre d’images dans les médias. Je me souviens encore de regarder des reportages sur la guerre en Tchétchénie et du siège de l’école de Beslan en 2004, des événements qui étaient relayé par des images frappantes de crimes, envoyées et diffusées aux chaînes de TV. En effet, voir ces images semblait choquant — pour autant, en les voyant, je ne pouvais pas véritablement ressentir la souffrance des gens représentés. Mais à présent, cette souffrance est devenue la mienne. En décrivant ce qu’elle appelle des « images cruelles » l’artiste Oraib Toukan met l’accent sur la capacité des photographies de parler d’expérience tragique, d’autant plus si c’est problématique pour les personnes endurant ces expériences de trouver les bons mots — ou si c’est simplement impossible pour elles de parler parce qu’elles sont sous le choc ou décédées.
Un cri devient la forme d’expression nécessaire ; il exprime le désespoir et la force de la personne traumatisée réclamant justice. Et même s’il ne peut pas partager la douleur, au moins, le cri peut la faire sortir du corps. Une photographie, comme Toukan l’écrit, peut parler, peut crier. Pour moi, mon écriture est mon cri.
Personne n’a entendu le cri d’une femme ukrainienne nommée Oksana Sova en septembre dernier. Au lieu de cela, Oksana a crié dans sa maison derrière des murs qui ont soudain semblé être un abysse enveloppant. Pour elle, la photographie virale de la main d’un soldat mort était plus qu’une image perturbante. C’était la preuve que son mari avait été tué, et que son corps avait été jeté dans une fosse commune avec 447 autres. Sova a dit au Kyiv Independent que le bracelet que portait son mari au moment de son décès avait été donné par leurs enfants « pour le bonheur et la chance ».
Le 19 avril 2022, Sova a entendu un reportage selon lequel un soldat était porté disparu dans la région de Kharkiv. Quand elle a vu l’image en ligne le 16 septembre, elle a immédiatement pleuré et crié, sans avoir de doute sur qui elle représentait. Après avoir exhumé et examiné les gens enterrés dans la fosse commune d’Izium, les autorités locales ont dit que les corps avaient subi des violences irrationnelles. La revue ukrainienne Obozrevatel a noté que parmi les soldats morts ukrainiens étaient dispersés des civils, des personnes âgées, des enfants. La barbarie qui leur a été infligée ne suit pas de plan précis ; une victime, par exemple, avait le pénis sectionné. L’intention de pareils crimes est d’établir pouvoir et autorité, d’instiller la peur. La pensée féministe voit un symbolisme signifiant dans les corps durant la guerre : les agresseurs tentent d’établir le contrôle en infligeant la torture corporelle et le viol. Les viols, comme un journaliste du New York Times l’a écrit durant la guerre en Bosnie servent à « démoraliser et terroriser les communautés, les faisant fuir leurs lieux de vie, et à démontrer le pouvoir des forces envahissantes. »
De tels actes retirent aux personnes leurs forces, les rendant à l’équivalent d’objets désincarnés.
À la lumière de cela, pouvons-nous assurer que protéger et subvenir aux besoins du corps constituent la plus haute forme de résistance à l’oppression et la tyrannie ? Que peut faire une image face à tant d’atrocités en cours ? « Par contraste avec un rapport écrit — lequel, selon sa complexité intellectuelle, ses références, son vocabulaire, est pensé pour une audience large ou réduite — une photographie n’a qu’un langage et est potentiellement destinée pour tous » insiste Susan Sontag.
Quand les images de la ville libérée d’Izium ont submergé les fils d’actualité des réseaux sociaux avec les corps de soldats et de civils tués et violés, la cruauté montrée évoquait la colère et a renforcé la résistance ukrainienne. Les Ukrainiens qui ont vu et reposté des images et des informations cruelles n’exploitaient pas la souffrance des autres ; ils font l’expérience de leur propre souffrance. Comme témoin oculaire de violences injustifiées, partager et poster des images faites par les opprimés devient une forme de discours et de protestation.
Les images cruelles et les images de la guerre sont parfois considérées comme obscène. Quand elles apparaissent sur les moteurs de recherches et les fils d’actualité, elles sont, de ce fait, souvent floutées ou accompagnées d’une mise en garde ; elles sont marquées comme étant « sensibles ». Mais en réalité — et d’autant plus dans la réalité de la guerre — « sensible » ne signifie pas injurieux. Dans son texte sur les images cruelles, Toukan note que le langage écrit et parlé opère différemment des images. Elle explique que parfois les gens utilisent le langage pour se protéger : lancer ou utiliser un juron. Je veux souligner que la guerre n’est jamais sensible et empathique. Elle est brutale par nature. Quand les mots n’aident pas, langage du corps, langage de la rue, langage de protestation et images peuvent protéger et défendre.
« Je crie à cette personne qui ne veut pas rompre son silence, » écrit Toukan dans son essai. En analysant les images brutales de la guerre et leurs capacités à parler avec les voix des morts et des bâillonnés, elle met également l’accent sur la nature manipulatrice des images : elles peuvent être recoupées ou distribuées de façon sélective afin de ne montrer qu’une partie de la vérité. Les images — surtout les images cruelles — évoquent des émotions fortes, et les émotions sont le quotidien du politique. Les images de la guerre sont toujours politiques, surtout les images de génocides et de crimes contre l’humanité. Ce qui compte, c’est ce que nous faisons avec les émotions qu’elles évoquent, que nous les voyons comme une force destructrice ou créatrice. Questionner la source et l’auteur de ces images est bien sûr précieux, mais il est encore plus nécessaire de demander comment les images forment le discours autour d’événements politiques.
Quelles images sont véritablement « sensibles » et qu’est-ce que ce mot signifie vraiment quand il est attaché à une image ? Cette question pourrait entraîner une longue discussion impliquant l’histoire de la photographie, la technologie et l’éthique, mais en bref : la sensibilité d’une image réside dans la façon dont elle a été produite. À l’inverse du film photographique, qui dépend de la lumière, les images numériques (et surtout les « images pauvres », selon l’expression fameuse d’Hito Steyerl) sont produites sans la sensibilité de la lumière, l’orchestration attentive du développement chimique, la physique de l’impression, et la logistique d’une distribution tangible. La notion de « sensibilités » est toujours politique. Qui détermine notre exposition aux images « sensibles » ? Qui contrôle les mécanismes, qui les distribue ? Est-ce que ce sont des compagnies de la Tech, l’État, ou l’individu qui a survécu à la tragédie décrite dans les images ? Comment la sensibilité se rapproche-t-elle du trauma, et comment peut-on vivre avec une expérience traumatique ?
Quand on discute des images de la guerre, on peut discuter sans fin des complexités éthiques qui se trouvent en elles : le conflit entre documentation et esthétique, les problèmes de copyright, le rôle de l’image dans la création d’un discours. La catégorie « sensible » imposée à nous par les géants de la tech, est à considérer comme un outil pour notre usage collectif— mais la sensibilité peut-elle être collective ? Et si tel est le cas, de quelle sorte de communauté collective et imaginaire sommes-nous en train de parler ?
Je questionne encore la signification de la communauté d’Ukrainiens qui s’est consolidée autour d’images particulières de la guerre au début de 2022. Est-ce que ce groupe contient les Ukrainiens restés dans le pays malgré les bombardements incessants ? Est-ce que cela inclue ceux qui se sont réfugiés à l’étranger ? Notre communauté imaginaire utilise rêves et images pour construire une cohérence entre nous, pour créer notre propre langage de nos luttes partagées.
En septembre 2022, moi-même, je n’étais pas dans le pays. Bien que mon corps était en sécurité à Londres, chaque matin je me réveillais en croyant que j’étais encore sous le feu de la ville d’Irpin, aux abords de Kyiv, là où se tenait autrefois ma maison.
Ariella Aïsha Azoulay parle de cette proximité à distance avec son « contrat civil de la photographie » dans lequel les personnes ordinaires prennent part à la citoyenneté de la photographie.
La relation entre photographie et liberté, bien que peu souvent discutée, est primordiale parmi les questions éthiques posées par les images de la guerre. Avec chaque nouvelle guerre, l’éthique de la photographie de guerre est à nouveau débattue. Par exemple, en 2008, quand le New York Times publie une photo du corps d’un soldat américain tué en Irak, l’armée, et la famille du soldat défunt, ont immédiatement critiqué sa publication. D’autres ont également donné leur avis ; le Times citait Jim Looram « un retraité diplômé de West Point et vétéran du Vietnam » lequel « était convaincu que des images de soldats morts ne devraient jamais être publiées durant une guerre ». L’opposition à photographier des soldats morts est liée à des questions d’héroïsme, de loyauté et de maintenir la volonté de se battre. Manifestement, faire face à des images de presse de camarades décédés peut affecter le moral des soldats— et, je devrais ajouter, le moral de n’importe quel être humain. Mais, comme un corps vivant, le corps d’une personne décédée est aussi la preuve d’un pouvoir et d’une subjectivité. Un corps pendant la guerre est plus que juste un corps, des muscles, de la peau. Un cadavre manifeste de la violence et des infractions criminelles ; c’est un témoin et un document. Un corps mort ne cesse pas d’être un corps politique. La tradition de commémorer et préserver les traces de figures politiques et idéologiques devient encore plus importante en temps de guerre. Par exemple, en octobre 2022 les restes du Général russe du 18è siècle Grigory Potemkin, ont été déclaré volé à Kherson. Ce n’était pas clair s’il s’agissait des véritables restes de Potemkin ou du lieu où les occupants russes ont pris les ossements, mais la mythologie autour de cet événement est devenu une part du narratif de la propagande russe. De plus, le désir de la Fédération Russe de falsifier le coût de la guerre et de cacher les pertes explique pourquoi les soldats russes, selon The Guardian, ont brûlé les corps de leurs compatriotes soldats dans la décharge local pendant les neuf mois d’occupation de Kherson.
Par d’aussi atroces effacements des corps, les officiels Russes manipulent les statistiques des pertes, ce qui les autorise, entre autre chose, à ne pas donner de compensation aux familles des soldats décédés.
Paradoxalement, l’image du corps d’un ennemi mort, décomposé sur le sol après une année d’invasion totale et brutale, n’évoque pas d’émotions en moi. Je ne peux pas haïr ou ressentir de l’empathie pour cette personne morte ; il me semble que la mort est la chose la plus juste qui pouvait arriver à ce soldat. Pourtant, je suis frappé par le fait que cette indifférence n’est pas uniquement mon ressenti, mais apparemment aussi celui des soldats russes qui ont brûlé les corps de leurs camarades tombés, sachant que les familles de ces camarades attendent leur retour à la maison. Par contraste, je ressens de la douleur à chaque fois que mon fil d’actualité montre les images d’Ukrainiens torturés, civils ou soldats. Ces émotions sont solides et réelles.
J’interroge constamment ma relation aux images cruelles produites par cette guerre. Je les regarde sans arrêt, à la recherche d’une connexion entre mon corps et la main du soldat torturé d’Izium. Je trouve une réponse, ou une résonance, dans le manifeste d’une féministe iranienne, écrit en septembre 2022. L’auteure anonyme parle de sa participation aux manifestations en cours en Iran menées par un courant féministe, comme d’une expérience corporelle qui a débuté lorsque, depuis son petit village, elle a vu des photographies de manifestations à Téhéran et au Kurdistan. Rapidement, elle a rejoint le mouvement et a cherché à placer son propre corps dans une de ces photographies de femmes iraniennes menant la lutte pour leur propre liberté. Elle écrit :
La distance entre moi et ces images que je désirais s’est réduite. J’étais cette image ; je reprenais mes esprits pour réaliser que j’étais dans un cercle de femmes qui brûlent des foulards comme si j’avais toujours fait cela. Je reprenais mes esprits et m’apercevais que j’étais battue quelques instants plus tôt… Le désir de devenir cette image, l’image de résistance dont les gens de ma ville avaient été témoins, était clair pour moi.
Ici, la notion de « cette image » explique le pouvoir de certaines images de créer un sens à la réalité et la banalité du corps dans une communauté imaginaire qui inclut différentes personnes aux différents parcours. Prendre, partager, voir « cette image » cette communauté imaginaire expérimente une façon de rejoindre un collectif de lutte pour la libération. La collectivité imaginaire est similaire au rituel religieux du sacrement. Dans la chrétienté, les sacrements sont les rites pensés pour représenter l’incarnation physique, visible et littérale de la présence de Dieu. Dans la tradition orthodoxe, les sacrements sont souvent nommés « secrets mystérieux ». Un sacrement important comprend la transsubstantiation, où, en sainte communion, le pain et le vin deviennent littéralement le corps et le sang du Christ. Dans le sacrement photographique, l’image —cette image— prend part à l’expérience de l’incarnation secrète.
Comme l’a écrit la poètesse ukrainienne Iryna Shuvalova,
les actualités ne nous arrivent pas
arrivent à nous
Ici, le sacrement advient dans la transformation de « arrivent » en « arrivent à »
Comme un vautour qui se nourrit du corps d’un cadavre d’animal, la guerre se nourrit de la douleur des autres. Au lieu de cela, et avec l’aide d’une image, les victimes et les témoins oculaires peuvent devenir narrateurs et actifs. Pour moi, l’objectif de l’appareil photo a disparu dans mon expérience de regarder la guerre. Ainsi, je peux parler de mes tragédies, pertes et souffrances sans avoir peur d’être blessée. La seule peur qui existe est celle de ne pas être entendue. C’est ma souffrance, c’est mon sang, c’est mon corps—personne ne peut me le prendre à présent.
Quand les Ukrainiens postent l’image de la main torturée d’un soldat à côté de l’image de leurs propres mains, ils témoignent du manque de distance entre la photographie du soldat et eux-mêmes. Grâce au puissant symbole présent dans chaque image— le bracelet jaune et bleu— les gens qui postent ces photos peuvent s’imaginer eux-mêmes à la place des personnes décédées.
Je note ce manque de distance dans ce que l’on nomme images pauvres, surtout les images prises dans la précipitation avec un téléphone et sans retouche. Dans son essai « In Defense of the Poor Image » Hito Steyerl écrit que les images pauvres sont capables de créer des « liens visuels » (selon l’expression de Dziga Vertov).
C’est peut-être l’essence de la notion de « cette image » : lorsque quelqu’un s’identifie à un tel point à une image qu’il ne la voit pas uniquement, mais ressent qu’il est l’image.
De telles images ne sont pas prises par des témoins détachés, mais par ceux qui reçoivent la violence directement. Ces images deviennent par la suite des histoires racontées par les participants eux-mêmes. La photographie devient action. Hannah Arendt voyait l’action comme le centre de toutes les autres aptitudes humaines. L’action est « la plus dangereuse de toutes les aptitudes et perspectives humaines » mais aussi ce qui nous amène au plus près de la liberté.
L’action, dans la mesure où elle est libre, n’est ni sous l’égide de l’intellect ni sous le diktat de la volonté, bien qu’elle ait besoin des deux pour l’exécution d’un but particulier. Elle découle de quelque chose de tout à fait différent que j’appellerai un principe (selon la fameuse analyse des formes de gouvernement par Montesquieu).
La photographie est devenue un acte, une part essentielle de l’activisme populaire de ceux qui tentent de prendre le pouvoir de leurs propres mains.
La soi-disant image pauvre n’offre pas d’objectivité ; elle est subjective, doctrinaire et émotionnelle. Elle ne se tient pas à distance de la réalité tyrannique. Elle est le résultat direct de l’oppression, mais elle est aussi l’expression du désir de remplacer l’autocratie par de la présence, de la justice et de la subjectivité. Cette volonté de liberté est exercée par chaque repost, elle est contenue dans le corps des internautes comme un virus. Chaque repost, avec sa propre liste de commentaires, est un acte d’insoumission—un refus à dépersonnaliser l’auteur de la photo en insistant sur l’expérience collective et le savoir. De telles images occupent l’espace numérique de la même manière que des gens occupent les rues et les places de leurs villes, manifestant leur présence, leur corps. De cette manière, le corps humain acquiert de la liberté dans l’espace numérique. Et lorsqu’il se trouve un risque de perdre cette liberté, ce corps mute, se développe, s’éparpille et se reproduit. La photographie par les oppressés est une action qui manifeste la liberté.
Quand j’ai commencé à esquisser cet article, durant l’hiver 2022 et après que l’image de la main du soldat ait apparu sur mon fil d’actualité, je me suis retrouvé à penser que la représentation de mon propre corps sur les réseaux sociaux avait été réduite à un minimum. Je n’ai pas de réponse à cette question, mais cela en pose une autre des plus intéressante : comment faisons-nous, surtout en temps de guerre, pour que nos propres corps ressentent qu’ils font partie d’un corps collectif ? Je me suis aussi trouvé à réfléchir : comment l’expérience d’un traumatisme donne aux gens un sentiment d’abandon et de désolation, même en présence d’êtres aimés qui expriment de l’empathie et de l’attention. Comment les images tragiques affectent et transforment ces sentiments de solitude et d’aliénation ?
Depuis, j’ai vu comment la représentation de la guerre a changé, comment certaines images en ont changé d’autres, comment une tragédie en remplace une autre, comment les gens vivent dans un état constant de peur, d’anxiété et de danger, essayant de préserver leur équilibre mental et continuant à réclamer justice. Les sentiments et les attitudes qui dominaient au début de la guerre se transforment. Je considère comme nécessaire d’enregistrer ces changements afin de les étudier après la guerre. Passer au crible ces notes dans le futur donnera l’opportunité d’analyser images, éthiques et actions.
Kateryna Iakovlenko
[à suivre]
Texte original : https://www.e-flux.com/journal/133/517485/exactly-that-body-images-against-oppression/
Kateryna Iakovlenko est une chercheuse, auteure et commissaire d'exposition ukrainienne, elle réside à Kyiv
L'image en haut d'article est extraite de la vidéo "How Not to be Seen" d'Hito Steyerl
Sur la guerre en Ukraine vient de paraître un livre de photographie d'Eddy van Wessel : https://fw-books.nl/product/eddy-van-wessel-ukraine/.