Quelques notes récentes sur un conflit interminable — Sadreddine Arezki

Ce billet sur les images de la guerre résonne fortement avec la traduction de notes de l’ukrainienne Kateryna Iakovlenko, également à lire dans ce numéro de la revue.

Une des difficultés de la photographie de presse en temps de guerre ou de conflit est qu’elle assoit définitivement les victimes dans leur position de victimes. C’est logique et presque tautologique comme fonction mais il devient impossible de sortir les vaincus d’une histoire dominante qui les englobe et les écrase. C’est encore plus difficile quand l’accès à l’information est rendu complexe par un blocus et en tenant compte du nombre très élevé de journaliste.
Les juifs sont des victimes historiques de massacres. Les musulmans sont des victimes historiques des horreurs de la colonisation. Quand un massacre se produit touchant ces deux populations, l’actualité semble rejoindre l’histoire, les deux s’assemblent pour produire un semblant de déjà vu amené à se reproduire continuellement. Cette répétition produit de l’effroi, de la compassion et aussi un certain désabus de la répétition.
Cela nourrit des rancœurs ancestrales, antisémitisme et islamophobie. Un tragique de répétition est réactivé. Il faut inlassablement documenter le sort tragique des vaincus de l’histoire, c’est un devoir et un enfermement tant rien d’autre ne semble se profiler comme autre perspective.
Aucun rachat ne semble possible, l’ange de l’histoire est aux abonnés absents. Les victimes s’accumulent, s’abstractisent voire se banalisent. Les vivants sont des morts en sursis. On ne documente pas la lutte en temps de massacre. Le choix est prédéfini, survivre. Survivre assez pour racheter ses morts. Survivre malgré tout. L’échec d’aujourd’hui sera la victoire de demain. En attendant on compte les morts.
La photo de presse en temps de guerre reproduit les échecs historiques, Ukraine, Arménie, Israël et Gaza. C’est sa fonction, tel un Sisyphe sémantique, de manière éternelle elle documente les échecs, le notre et le sien à influer de quelque façon que ce soit sur les évènements. Seule la légende semble rendre quelque peu justice à chacun-e des victimes. Il en faudrait plus. PH: afp à Gaza, une femme, pas plus d’informations. Cette cousine est la sœur éloignée de la madone de Bentalha.
Que faire face à toutes ces images inhumaines de cadavres et de destructions qui nous arrivent du Moyen Orient ? Quelle est la fonction de ces images ? Dire l’affliction, la douleur, la mort aussi directement et la sauvagerie.
Ces images nous aident elles à prendre position ? Oui sans doute. A changer de position ? Probablement, mais de manière marginale. Il est surtout plausible qu’une personne extérieure au conflit ira de plus en plus vers des images qui le conforteront dans sa position.
Pro l’un ou pro l’autre. Littéralement ces images nous manipulent, elles nous transforment tant il est impossible d’être sourd aux appels qu’elles lancent au monde, à nous. Des appels au secours, des appels qui prennent à témoins, des appels qui disent la sauvagerie de l’autre.
Selon le bord où l’on se trouve, les mêmes images vont dire l’inextinguible besoin de vengeance et exprimeront aussi l’aveugle vengeance subie. Les images vraies seront faussement légendées. La fausse monnaie primera sur l’exactitude.
Ressurgit l’éternel débat, est-il nécessaire de montrer les cadavres ? Chacun jugera tant-il semble impossible d’arrêter le flux. Personnellement, les images de cadavres me choquent tant ces corps suppliciés semblent réarmés d’une violence symbolique à l’égard de nous, témoins, et des agresseurs.
Le visible nous place, voyeurs et agresseurs, du côté des survivants extérieurs au drame. Nous sommes sommés de voir l’immontrable puisqu’il est visible. Le respect des morts s’évanouit quand le respect de la vie disparaît.
Mes morts contre les tiens, mes vivants contre les tiens. La vie sous smartphone tente de rendre justice à la mort. Rien ne se rachète, l’image d’une victime survivra à sa mort. Elle le consacrera. Jusqu’au prochain.

[à propos des photographies de Yazan Khalili en tête d’article]
Que peut la photographie dans l’obscurité? Ici des murs, des routes de contournement, le couvre-feu, le contrôle des mouvements, tous ces attributs de l’occupation israélienne. C’est une drôle d’idée d’égaliser tout dans le noir pour une zone si photogénique et soumise à la lumière intense des miradors et des caméras. Un-e photographe est dépendant-e de la lumière. Pour l’humain, en temps normal, la limite de son territoire épouse sa capacité optique. Ces images disent à la fois l’inaccessibilité du territoire ardemment désiré et l’invincibilité du regard chimérique.
Paysage des ténèbres ( 2010) Yazan Khalili :

« Au printemps 2002, lors d’incursions israéliennes massives dans les villes de Cisjordanie, mon ami Mohannad et moi étions coincés dans la ville de Birzeit pendant plusieurs semaines sous un couvre-feu « facile ». Un matin à 3h, agités par l’ennui écrasant et les coupures de courant, nous avons décidé d’aller nous promener sur une colline voisine. Il faisait si sombre que nous pouvions à peine voir devant nous et, même si nous marchions lentement, nous avons continué à tomber, mais grâce au pouvoir de l’ennui nous avons atteint le sommet de cette colline.
Et voilà. Là, dans cette obscurité totale, brillant comme un diamant qui vient de se poser sur terre, se trouvait la ville, le littoral, Yaffa. Il n’y avait rien entre nous à part l’immense obscurité.
Mohannad m’a regardé et a dit : « Oh mon Dieu, je ne savais pas que c’était aussi proche ». « Je n’y suis jamais allé… » répondis-je sans le quitter des yeux. Sans trop parler, nous partons pour Yaffa. Si proche, nous étions convaincus qu’il ne nous faudrait que quelques heures pour l’atteindre. Nous avons marché et marché, et tandis que nous marchions, les premières taches de l’aube blanchissait déjà le bord du ciel méditerranéen. Plus le ciel s’éclairait, plus la ville s’éloignait lentement de nous jusqu’à finalement disparaître dans la lumière. »

Rien ne peut faire obstacle à la nuit du rêveur cloisonné. Il n’y a pas de conflit israélo-palestinien, il y a une occupation israélienne, des rêves et des espoirs. La nuit recouvre tout sauf ceux-ci et la lumière.

Sadreddine Arezki

Vous pourrez lire d'autres articles de cet auteur sur son blog :
https://placecliche.wordpress.com/

On peut consulter le site de l'artiste Yazan Khalili ici : https://www.yazankhalili.com/

Nouveau Palais is the name of a diner on the corner of Bernard Street and Parc Avenue in Montreal. Facing that sign, one cold day of 2019, I thought I just found the name of my not yet started éditions. In my idea, the new palace won’t look like the old one (l’Élysée for instance in France). Plead for the destroy of the old palaces and to build something else different and for all that was the image behind catching that restaurant name.
Regarding the photobooks, Nouveau Palais tries to push ways of doing politically pictures and not political pictures to paraphrase Jean-Luc Godard. Each publication is a well thought balance between photographs, book form and texts and a close collaboration between the photographer, the author, the graphic designer, which is Marie Pellaton for most titles, and me, the publisher.
Books are not an end for the publishing house. An online review, distribution, podcasts, and a constant correspondences with the growing circle of the éditions are few of the many ways to spread the ideas and build a happy publishing process with modest means.

Yves Drillet


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