Fictions de Trump — Dork Zabunyan

Alors que Trump entame un énorme assaut fasciste sur son pays et à l'échelle du monde, les libéraux et leurs médias sont aux abois : comment résister à celui que l'on n'a eu de cesse de sous-estimer et comment répondre à l'idéologie MAGA alors que l'on est soi-même sur une pente fascisante ? Oublier le jeu politico-médiatique, et revenir à la fin du premier mandat de Trump avec ce petit livre de Dork Zabunyan, paru au Point du jour en 2020, nous donne quelques réponses. En proposant d'abord une analyse fine de la façon dont Trump utilise les réseaux sociaux et les médias pour pénétrer notre présent et épuiser toute volonté d'agir, Zabunyan acte ensuite les contre-feux dont le cinéma est capable. On le voit avec le documentaire "Monrovia, Indiana" de Frederick Wiseman et la façon dont le film ancre dans le réel tout ce que Trump s'emploie à défaire. Extrait du livre ci-dessous.



Cinéma, pornographie et histoire


Il s’agit de la place du spectateur : celle induite par les films pornographiques ; celle qui découle de la médiatisation de la politique, dont savent si bien jouer des leaders comme Trump ou Berlusconi. Là encore, nous nous plaçons sur le terrain sémantique d’une extension du mot « pornographie » telle que cette extension est à l’œuvre depuis longtemps chez les critiques de cinéma ou les cinéastes eux‑mêmes, comme Jacques Rivette ou Jean‑Luc Godard. Godard, d’ailleurs, a très tôt été sensible aux effets de la pornographie quant à la façon dont celle‑ci dessaisit les esprits, et au fait de savoir comment ce dessaisissement permet en retour d’interroger les images en tant qu’elles nous autorisent, ou pas, à appréhender une histoire passée ou contemporaine. Dans une table ronde organisée par les Cahiers du cinéma au moment de la sortie d’Hiroshima mon amour, Godard revient sur la présence de certaines images à la limite du soutenable, par exemple celles des blessures engendrées par l’explosion atomique sur la population japonaise, que Resnais, au début de son film, monte avec d’autres qui représentent la ville dévastée après le 6 août 1945. Dans un premier moment, Godard note son embarras devant certains choix de Resnais, et pointe l’espèce de « facilité » qu’il y a, selon lui, à montrer l’horreur à l’écran : « Il y a une chose qui me gêne un peu dans Hiroshima, et qui m’avait également gêné dans Nuit et Brouillard, c’est qu’il y a une certaine facilité à montrer des scènes d’horreur, car on est vite au‑delà de l’esthétique. Je veux dire que, bien ou mal filmées, peu importe, de telles scènes font de toute façon une impression terrible sur le spectateur. » Cette « impression terrible », Godard la reprend pour qualifier la représentation des corps dans la pornographie, par‑delà toute bienséance à tendance moraliste. C’est le deuxième moment de son argumentation, qui laisse entrevoir comment ses images constituent le paradigme pour penser un « dépassement » du spectateur par ce qu’il voit : « L’ennui, donc, en montrant des scènes d’horreur, c’est que l’on est automatiquement dépassé par son propos, et que l’on est choqué par ces images un peu comme par des images pornographiques (1). »


Le choc dont il est ici question ne relève donc pas d’une réaction « puritaine » de la part de celui qui allait débuter peu après, en septembre 1959, le tournage d’À bout de souffle. Il se situe sur un tout autre plan de réflexion, qui renvoie à la situation du spectateur au seuil de la modernité cinématographique. Quelle place ménager en effet à ce spectateur de telle sorte que l’image ne violente pas sa conscience, ni ne force son regard ? Ce questionnement s’explique en partie par le contexte historique récent de la Seconde Guerre mondiale, marquée par les propagandes d’État essentiellement fascistes et nazies. Toute image qui assomme ou abrutit son spectateur est considérée par une partie de la critique comme suspecte, potentiellement condamnable pour cette raison même. Les images pornographiques en font partie, et on pressent ici à lire Godard que, avant même leur industrialisation massive dans les années 1980, elles servent de modèle pour en penser d’autres (comme les images de l’horreur de la guerre), les unes comme les autres trouvant dans l’anesthésie des capacités critiques de l’observateur une caractéristique commune. Ce dessaisissement du spectateur n’échapperait pas « de toute façon » à « l’impression terrible » que laissent sur nous les images d’êtres meurtris, humiliées, offensés (2).


La pertinence des propos de Godard se mesure, pour nous qui les lisons aujourd’hui, à leur dimension heuristique, au sens où ils permettent aussi de cerner les effets désarmants de la communication politique d’un Trump ou d’un Berlusconi, dont les surenchères en matière de sexisme ou de xénophobie semblent parfois annuler en retour toute capacité critique. S’il existe une pornographie du discours et de l’image de ces dirigeants, c’est également au regard de cet effet saisissant qu’ils produisent sur les téléspectateurs ou internautes que nous sommes devenus, que nous ayons ou non des sympathies pour eux. La conséquence qui en résulte est une sorte de perte de réel, une rupture avec les événements historiques qui nous environnent, sur lesquels plus aucune prise ne semble opératoire alors même qu’ils nous affectent parfois corps et âme. En découle une sorte d’évaporation du passé comme une atteinte à toute esquisse d’un possible avenir. Dans une inspiration partagée de l’idée d’une destruction de l’expérience, qu’ils reprennent peut-être à Walter Benjamin, Daney et Comolli posent diversement un même diagnostic sur cet état de fait, et l’un comme l’autre lui attribuent le qualificatif de « pornographique ».


De quoi s’agit‑il ? Nous devons reconsidérer ce que Badiou appelle la « nudité pornographique » comme une industrie des corps en tant qu’elle est le lieu d’une consommation d’images sans précédent. Nous devons également avoir en tête que la logique néolibérale qu’elle perpétue (le consentement présumé à être exploité dans le monde économique) rencontre cette « cruauté pathologique » comme autre trait de l’époque qui traverse en les ajointant différentes pratiques (par exemple, la liaison effective entre télé‑réalité et politique chez Trump). Si nous reprenons la terminologie de Daney, qui lui‑même reprend un vocabulaire marxiste, il est possible de dire que le « corps nu » devient une « valeur d’échange » « pour le Capital », lequel trouve dans le « cinéma porno » les conditions d’une marchandisation sans précédent du plaisir sexuel. La conséquence en serait la suivante, qui témoigne du pouvoir funeste de ce cinéma, en même temps que la grande tolérance des chantres du libre marché à son égard : le « corps nu » du cinéma porno « n’accroche rien de l’Histoire » ; bien plus, « il la fait perdre de vue (3)». Autre manière de signifier que le dessaisissement du spectateur entrevu par Godard devant les images pornographiques trouve en outre à s’actualiser dans son rapport, ou plutôt son non‑rapport à l’Histoire. Le corps pornographique devenu valeur d’échange renvoie à « une absence du corps » lui‑même et accentue notre rupture avec le monde présent. Comolli ne dit pas autre chose quand il évoque un dépassement de la conscience du spectateur, submergé par un assemblage d’images où nul frottement ne semble survenir entre les mots et les choses ; puisque, dans la fiction pornographique, une parole de domination formulée par les uns s’incarne sans heurt dans la chair d’autres qui l’acceptent sans donner l’impression de la subir. De fait, pour Comolli, nous sommes dans ce cas confrontés à une « sublimation de la situation qui abolit d’un coup toute référence au monde ordinaire […], tellement que la spectatrice et le spectateur, littéralement dépassés par cette suspension du principe de non‑contradiction, se sentent en effet transportés hors des réalités du monde terrestre (4) ».


S’il y a une pornographie de Trump ou de Berlusconi, c’est également dans la commune indifférence que l’un et l’autre vouent à l’épaisseur de la connaissance historique, que ce soit celle de leur propre pays ou celle d’autres nations, y compris celles où ils ont été amenés à se rendre en tant que chefs d’État. L’obsession du présent continu, qui trouve dans la télévision son médium privilégié, les sépare en effet d’une durée composite, faite de strates du passé et de survivances pour le futur, dans lesquelles pourtant s’insèrent leurs actions politiques, qu’ils le veuillent ou non. La mise en scène effrénée d’une efficacité de leurs actions dans le réel, portée par l’illusion d’une actualisation immédiate de discours sortis d’une bouche devenue fétiche, conduit au sentiment, pour le coup insistant, d’une déréalisation de l’histoire, d’une histoire « perdue de vue ». Il ne s’agit pas de dire que Trump est un ignorant, qu’il ne possède aucun savoir historique ; il s’agit plutôt d’inscrire sa manière de gouverner au niveau des effets bien réels qu’elle produit. L’un d’entre eux réside précisément dans ce saisissement‑dessaisissement provoqué par un enchaînement d’actions présidentielles où s’épuise progressivement la densité chronologique des événements, récents ou moins récents : le conflit israélo‑palestinien est traité par‑delà l’histoire tourmentée des négociations entre les deux peuples ; la question nucléaire entre les grandes puissances est investie comme si la guerre froide n’avait jamais existée ; la situation des deux Corée est prise à bras‑le‑corps comme si l’allié du Sud de longue date n’avait plus son mot à dire, etc. Les temps sont suspendus ; ils se figent, et rien ne paraît en mesure de pouvoir contredire Trump. Nous voilà « transportés » avec lui « hors des réalités » de ce monde‑ci, dans un envers sublimé d’où toute contrariété a disparu.


Le problème est de savoir comment retrouver ce « monde terrestre » qui est le nôtre, dont Trump ou Berlusconi ne cessent de nous distraire, et par conséquent de nous éloigner. Dans L’Image‑temps, Deleuze expose une problématique similaire quand il analyse la situation du cinéma au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, nous avons perdu le lien de l’homme et du monde, et la tâche du cinéma consiste à le restaurer.
« Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde », écrit en effet Deleuze avant de poser un diagnostic sur notre rapport au temps de la modernité qui n’est pas sans écho avec la manière dont nous traversons l’histoire contemporaine : « Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film (5). » Nous pourrions ajouter sur ce point : le « mauvais film » en question pourrait aussi bien relever du cinéma porno, avec toutes les précautions prises ici pour définir ce cinéma par‑delà le genre auquel il renvoie communément. La pornographie, on l’a vu, rejoue ici une logique de domination sociale d’inspiration néolibérale ; elle renvoie « une érotisation du pouvoir politique qui peut faire aimer ce pouvoir au détriment de sa propre liberté ; elle permet d’entrevoir un protocole de fétichisation de la parole qui mime l’abondante mécanique des sexes ; elle nous rend absent aux autres comme à nous‑mêmes, au point de rompre notre rapport intime à l’histoire et de faire diversion quant à ses péripéties.


Voilà pour une énumération synthétique des composantes, hors du X, de ce qu’on peut appeler « pornographie ». Reste que, comme le suggère Deleuze à sa façon, le cinéma a un rôle éminent à jouer dans la restauration d’une relation avec le « monde terrestre », notamment en s’efforçant de produire des contre‑feux filmiques au monde ineffable d’un Trump ou d’un Berlusconi. Il faut y croire malgré tout, croire en un lien entre l’homme et ce monde terrestre, par‑delà un exercice du pouvoir qui nous en détourne sans arrêt. La croyance constitue précisément ce lien que la pornographie de ces leaders politiques ne cesse de défaire. C’est pourquoi « il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien » : « Nous redonner croyance au monde, tel est le pouvoir du cinéma moderne (quand il cesse d’être mauvais) .(6) » Cette tâche que Deleuze assigne au cinéma, nous allons le voir, garde une actualité qu’on ne lui soupçonne pas toujours. En se focalisant sur une production filmique récente qui en prolonge les exigences, il ne s’agit pas d’espérer susciter un renversement par les urnes d’un pouvoir autoritaire ni a fortiori de le convaincre de s’amender grâce à un art des images auquel il prétend être globalement indifférent. Il s’agit d’œuvrer à défaire des stratégies de pouvoir qui nous incitent justement à penser qu’un questionnement critique de ces stratégies mérite notre indifférence. La puissance du cinéma réside, entre autres, dans le partage de la conviction suivante : que ses images s’inscrivent, directement, indirectement, dans une bataille culturelle contre les images du pouvoir qui est tout sauf indifférente. De ce point de vue, il convient de retrouver grâce à l’image filmique un aperçu du « monde terrestre », en réponse à un état de distraction permanent qui nous en éloigne fatalement ; produire, au sens fort, le sentiment que nous pouvons nous « accrocher à l’Histoire », malgré un pouvoir qui ne cesse d’organiser une forme d’amnésie collective. Ainsi chancelleront peut‑être les effets politiques d’une scène pornographique qui nous sépare de nous‑mêmes autant que des autres.


Dork Zabunyan

(1) Jean‑Luc Godard, « Table ronde sur Hiroshima mon amour », Cahiers du cinéma, n° 97, juillet 1959, p. 11.

(2) Serge Daney raconte comment Godard, lui montrant « quelques cassettes de “porno concentrationnaire” serrées dans un coin de sa vidéothèque de Rolle [en Suisse, où il vit] », s’étonnait qu’il n’y ait « aucun discours » réellement critique à l’égard de cette production, ou qu’elle suscite finalement aussi peu d’« indignation » en matière, justement, de dignité de la personne humaine, comme « si la bassesse d’intentions de leurs fabricants et la trivialité des fantasmes de leurs consommateurs les [en] “protégeaient”. » Serge Daney, « Le travelling de Kapo », Trafic, n° 4, automne 1992, p. 11. C’est parce qu’elle n’est pas uniquement, et pauvrement, moraliste que la condamnation de l’industrie du X par Godard l’autorise à associer l’effet engendré par ses images à une réflexion plus large sur la représentation du corps des victimes de l’Histoire.

(3) Serge Daney, « Un tombeau pour l’œil (Pédagogie straubienne) » (1975), La Rampe. Cahier critique 1970‑1982, Paris, Cahiers du cinéma / Gallimard, 1996, p. 80.

(4) Jean‑Louis Comolli, Cinéma, numérique, survie, Lyon, ENS Éditions, 2019, p. 112‑113.

(5) Gilles Deleuze, L’Image‑temps. Cinéma 2, Paris, Minuit, 1985, p. 223.

(6) Ibid.

On peut commander le livre "Fictions de Trump" en librairie ou en bibliothèque, et en ligne, lire cet entretien avec son auteur : https://lvsl.fr/trump-court-circuite-le-temps-reel-entretien-avec-dork-zabunyan/

L'image en tête d'article est extraite de "Monrovia, Indiana" de Frederick Wiseman, documentaire sur une petite ville américaine où 76% des électeurs ont choisi Trump en 2016, le nom du président américain n'est jamais évoqué.

Nouveau Palais is the name of a diner on the corner of Bernard Street and Parc Avenue in Montreal. Facing that sign, one cold day of 2019, I thought I just found the name of my not yet started éditions. In my idea, the new palace won’t look like the old one (l’Élysée for instance in France). Plead for the destroy of the old palaces and to build something else different and for all that was the image behind catching that restaurant name.
Regarding the photobooks, Nouveau Palais tries to push ways of doing politically pictures and not political pictures to paraphrase Jean-Luc Godard. Each publication is a well thought balance between photographs, book form and texts and a close collaboration between the photographer, the author, the graphic designer, which is Marie Pellaton for most titles, and me, the publisher.
Books are not an end for the publishing house. An online review, distribution, podcasts, and a constant correspondences with the growing circle of the éditions are few of the many ways to spread the ideas and build a happy publishing process with modest means.

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